Je travaille avec des groupes d’hommes depuis près de vingt-cinq ans et j’ai vu, au fil du temps, une certaine évolution de l’héritage paternel. Cette mutation n’est d’ailleurs pas finie. Mais des pièges jalonnent la route de ceux qui souhaitent réussir leur vie d’homme et de Père. Alors, si je peux participer, modestement, à la transformation des hommes et des pères, je serai satisfait de moi. J’aurais l’impression d’avoir réussi ma vie. En tout cas, à mon avis, ce chemin commence par une interrogation majeure : comment aurait été, pour moi, le père idéal qui m’a manqué ou que j’aurais aimé avoir ?  Et ensuite, comment incarner ce père idéal auprès de mes enfants ?

J’ai laissé ma mémoire vagabonder. Quelques situations de ma petite enfance me sont revenues. Et un peu plus d’images de mon adolescence… Mais globalement, je garde l’impression d’une absence de père. Je me souviens, d’ailleurs, lui avoir dit, vers 14-15 ans, qu’il était un étranger pour moi. Je ne savais pas comment faire pour attirer son attention. Je l’ai vu très embarrassé … toutefois cette « provocation » n’a pas changé notre relation. J’ai été déçu. Rapidement, je suis allé chercher ailleurs reconnaissance et validation de mon statut d’homme en devenir. J’ai fréquenté des jeunes hommes plus âgés que moi. Ils n’étaient pas de bons exemples. Dans ces relations, le partage intime était tout autant carencé que dans ma famille. C’était l’image du « gros dur » qui faisait référence. J’ai également été déçu. À 25 ans, je cherchais toujours ce qu’est un homme… Et je faisais le deuil de voir mon père « assurer » ce que j’attendais de lui. Le vide se trouvait face à moi.

En résumé, j’ai réalisé que mon père avait été assez peu « papa » et un petit peu plus « père ». Je m’explique : chacun conviendra qu’un père, juste et compétent, remplit plusieurs fonctions complémentaires qui construisent son statut de Père. D’abord, il est souvent le géniteur des enfants qu’il élève. Il est aux côtés de la mère dans un rôle de soutien. Mais paradoxalement, il doit également la séparer des enfants pour que ces derniers puissent défusionner, s’émanciper et s’individuer. Tâche délicate… il s’agit, là, de créer ensemble, elle et lui, une alliance complice qui valorisera sa place de tiers séparateur. Il est également un homme responsable de sa famille : il la nourrit matériellement, intellectuellement, spirituellement… Ainsi, il stimule les ouvertures de chacun sur le monde environnant. Et enfin, il est surtout un « papa » et un « père ».Ces deux derniers aspects, majeurs, de la fonction paternelle sont parfois difficiles à différencier et/ou à concilier. Pourtant leurs implications relationnelles influeront sur la vie du fils, adulte en devenir.

L’Art d’être un « Père complet » demande de l’engagement, sollicite des remises en question fréquentes et exige une conciliation à l’intérieur de soi-même entre les deux principes fondateurs de notre humanité : le masculin et le féminin. Ainsi, le « papa » cultive l’amour et la communication… dans le plaisir et le partage. Il colore la relation d’affects, de proximité, d’intimité, de souplesse et de douceur. Être « papa » est un écho de la fonction maternelle : soins, consolation, soutien, compassion, tolérance etc. Il véhicule la tendresse et l’amour. Les hommes doivent puiser dans leurs ressources féminines pour être « bon papa ». Le personnage du « père », lui, suggère parfois crainte, distance, froideur, autorité, rigueur et conflits.  C’est pourquoi il doit être exemplaire pour transmettre et faire respecter la Loi ainsi que communiquer le sens du devoir. Ce n’est pas de tout repos. Pourtant, c’est un fonctionnement masculin que beaucoup d’hommes revendiquent.

C’est en visitant profondément, en soi, ses propres zones de vulnérabilité tout en osant agir dans le monde qu’on réalise une sorte d’alliance entre les énergies féminines et masculines qui nous composent tous et toutes. Une sorte d’unification de la personnalité s’opère. On devient alors cohérent. Et notre relation au monde, en particulier avec les enfants, s’éclaire avec justesse. Nos comportements deviennent pertinents.

Alors, de quelle Loi, s’agit-il ?  Celle transmise par la lignée des hommes de la famille et de la culture ? Cela mène à reproduire les schémas ancestraux !  Celle qui obéit aux caprices des enfants … par « amour » ? La vie sociale est perturbée par ceux qui prétendent à la toute-puissance. C’est ingérable ! Ceux-là sont inadaptés à toute forme de société. Ou bien celle du plus fort pour consolider un « petit-moi illusoire » ?…

Où trouver ce qui est juste ? Où est LA LOI ? Les pays, civilisations, cultures et époques proposent des références différentes. Dans le fond, aucune n’est meilleure ni pire. Les lois sont toutes tributaires du contexte social et temporel. Le Juste, l’Universel, se trouve ailleurs. Il est en Soi. On le sent et il y a des constantes qu’on retrouve en chacun(e). La Loi est le fondement de l’humanité !La Loi n’appartient à personne. Elle est à l’intérieur de soi, dans la conscience commune chez chacun(e). Indépendante de l’époque, de la culture et des volontés personnelles, La LOI décrit ce qui EST. Elle s’applique à chacun(e) et exige le Respect de la Vie et de Soi (autant que celui de l’Autre). Physiquement en se maintenant en bonne santé, psychologiquement en se remettant en question en cas de conflit, tant avec l’autre qu’avec soi-même. Et spirituellement en considérant la Conscience et la Vie comme des cadeaux. C’est en respectant les manifestations du Mystère de la Création qu’on élève sa conscience et devient Sage. Ceux qui l’ont intégrée vivent en intelligence et en harmonie avec l’environnement. L’Autre ayant le droit d’exister comme soi-même, avec les mêmes devoirs. La Nature est la seule référence de La Loi qui nous amène à incarner, devenir… être ce que nous sommes.

Une certaine neutralité, beaucoup de recul, la conscience et la reconnaissance de l’importance de l’Autre ainsi que des « re-pères » solides sont donc nécessaires pour la poser et la faire respecter de manière adéquate dans les différents contextes existentiels. En effet, la Loi se sent et se vit plus qu’elle ne se pense. C’est l’éthique personnelle. Alors que les lois (sociales) peuvent être élaborées par la réflexion en fonction des circonstances. Elles ne sont qu’applications socialisées, circonstanciées, de La Loi.

Bref, on comprend que ce n’est pas facile pour ceux qui manquent de « re-pères » de cumuler ces deux fonctions. Ainsi, beaucoup, aujourd’hui préfèrent être seulement « papa ». Peut-être ont-ils des difficultés à poser leur autorité ? Alors, il leur arrive d’être « mous » pour éviter la confrontation ou ne pas déplaire. Poser et faire respecter la Loi est un rôle qui, certes, attire le respect quand elle est admise comme étant juste. Mais elle provoque aussi l’inimitié quand elle est perçue comme étant injustifiée ou qu’elle est non comprise. Et, il n’est pas facile de s’opposer à une « communauté » qu’on aime. Il est nécessaire d’être intègre. Dans l’idéal, et pour plus de confort à exercer la fonction délicate de « père », la mère doit faire bloc avec lui pour ne pas le discréditer ou le mettre en difficulté. La validité de La Loi se sent. C’est la conscience qui discerne. Cela explique pourquoi des hommes ont peur de devenir un « père fouettard », castrateur et empêcheur de tourner en rond, comme l’ont été, peut-être, leur propre « père ». Le « Père complet » est respecté par ses enfants car il pose la Loi de manière pertinente, humaine et amoureuse.

Dans les générations passées, bien des hommes ne se sentaient pas concernés par le « paternage ». Certains exerçaient même leur rôle de « père », à contre-cœur. Ils le faisaient seulement parce que c’est le devoir du « père ». Les enfants… : « c’est l’affaire des femmes » pensaient-ils. Si bien que des hommes d’aujourd’hui, élevés par cette génération de « pères », ne savent pas comment se comporter en « papaaimant » pour assumer leur rôle de « père ». Et, beaucoup de ces hommes d’aujourd’hui préservent à tout prix la tendresse et l’harmonie alors qu’ils devraient poser La Loi, fermement mais avec tact. Ils choisissent l’amour plutôt que le devoir sans comprendre que c’est l’Alliance des deux qui forge l’Humanité, inspire le respect et valide l’exercice du « père complet ». Il est vrai que même si le « papa » est aimable, il risque de perdre temporairement l’affection qu’on lui porte dès qu’il change de rôle en endossant son costume de « père ». Certains, en manque de paix et d’harmonie, se raisonnent, se censurent puis abdiquent de leur fonction de « père ».  Mais pourquoi fait-on des enfants ? Pour soi-même ou pour eux ?

Les enfants, habituellement, prétendent à la toute-puissance de leurs désirs. C’est une illusion commune à tous les enfants. C’est justement le rôle du « père » d’apprendre à sa progéniture à lâcher ses prétentions pour devenir un être humain heureux, abouti et réalisé… Mais cela ne se fait pas sans heurts. En fait l’Art d’être un « Père complet » demande une bonne gestion des distances affectives ainsi qu’une solide volonté de communiquer. En effet, comment passer du rôle de « papa » aimant et complice à celui de « père » distant sans perdre l’affection de ses enfants ? Comment frustrer ou limiter des désirs, des caprices et imposer également des conduites parfois coûteuses en efforts qui déplaisent, sans risquer le désamour (aussi bien celui de ses enfants que de sa femme si cette dernière est très maternante et en symbiose avec sa progéniture) ? Le « père » doit pousser ses enfants à devenir adultes et responsables même si le chemin ne leur plaît pas. Ceci au péril de se sentir seul, non compris, mal aimé et potentiellement « coupable » de casser la bonne ambiance familiale. Évidemment, les limites, les contraintes et la discipline sont plus facilement recevables et intégrables lorsque le lien préalable au « papa » a été savouré, intégré et entretenu. La confiance acquise dans la petite enfance peut perdurer et traverser ensuite bien des turbulences relationnelles. L’enfant sait alors que les positions limitantes du « père » sont prises pour son bien ou pour le confort de tous. Entretenir cette relation « papa-fils » au-delà de la petite enfance est donc très important pour faciliter l’intégration d’un lien « père-fils » constructeur. Encore une fois, un « Père complet »est un homme qui a concilié en lui-même les principes du masculin et du féminin. Il discerne et applique ce qui est juste. Toujours avec amour et en relativisant les réactions négatives qu’il génère.

N’être qu’un « papa » retarde ou empêche la structuration psychique des enfants. Ils manqueront d’un exemple d’adulte responsable, engagé et abouti à qui s’identifier. Pourtant, ils ont besoin d’un homme qui sait ce qu’est la Loi. (Celle qui régit la vie sociale et familiale en écho de ce qu’est la conscience humaine.) Sinon, avec le temps, la relation « papa-fils » pourrait même se teinter de copinage. Et lorsque La Loi de la Nature s’efface au profit de la loi des caprices, les familles se trouvent débordées par des « enfants rois » qui vivront bien des déconvenues une fois devenus adultes. À l’inverse, n’être qu’un « père » qui ne sait qu’interdire ou s’opposer nuit à la réalisation affective, et spirituelle de ses enfants. L’adolescent pensera que les hommes sont des ennemis potentiels dont il faut se méfier et donc s’en distancer. Avec le temps, ces fils garderont une prudence excessive envers le monde masculin. Ils n’oseront pas interroger l’intimité de « l’homme-père ». Elle restera mystérieuse à leurs yeux. Et ils manqueront de « re-pères ». Comment trouveront-ils un homme inspirant l’humanité à qui s’identifier. Un homme, « Père complet », investi dans sa fonction, se doit de discerner puis d’assumer ces deux fonctions : le « père » et le « papa ».

Le poids du collectif pèse également lourdement sur les choix personnels et sur l’éducation. L’effet mode et la pression de l’environnement influencent chacun(e). Assistons-nous actuellement à une forme d’évolution de la société qui inciterait les « pères » à démissionner ?  Ceci en parallèle d’une survalorisation du « papa » ? Serait-ce le reflet d’un mouvement actuel plus vaste de libération et de primauté des valeurs féminines dont la ligne directrice serait : éviter à tout prix que les enfants souffrent, qu’ils vivent des conflits et surtout qu’ils soient frustrés ? Ceci, appuyé par un rejet massif envers les excès de sévérité de certains « pères » d’Antan qui, eux, n’ont pas su être « papa » ?  Ne serait-il pas judicieux d’équilibrer et d’unir ces deux facettes : « le Père » et « le Papa » pour devenir « un Père complet » ?

Au moins en matière d’éducation, conjuguer l’amour à la transmission du devoir est un art que tout père doit apprendre à maîtriser. Car la prépondérance des lois du caprice nourrit le « petit moi » qui privilégie « l’avoir » au dépend de « l’Être ». Or, la transcendance enracine l’aspiration spirituelle. Souhaitons-nous voir notre descendance devenir outrancièrement matérialiste ?

Et puis, la technologie avance à pas de géant. Le progrès bouleverse les modes de vie. Serait-ce un piège infantilisant ?  Une répétition pour adultes des schémas mal digérés de nos enfances ?  En effet, la technologie apporte à certains un cadre artificiel qui pourrait pallier à leur manque de « père » grâce à sa fiabilité et sa stabilité… Il est vrai que maîtriser la Nature, la dépasser face aux aléas de la vie, donne un sentiment de puissance et assure confort et sécurité. Mais sans éthique ni limites, les excès dévastent la personnalité des plus faibles. Ainsi, l’avortement et la contraception libèrent les femmes du risque de grossesses malvenues. C’est un progrès, indubitable !  Mais, d’après moi, il y a transgression des Lois de la Nature lorsque c’est l’inconscient ou la légèreté morale qui dicte des choix contraires à l’épanouissement de la vie. Il n’est pas juste que ce qui devrait rester exceptionnel devienne commun. Sans éthique personnelle et collective une société se dégrade… Et que dire des adultes qui soutiennent et aident des jeunes, en crise identitaire, à changer de sexe ? Un bon « papa » tendre et compréhensif mais manquant de vraies références à ce qu’est la Loi de la Nature s’y laisserait prendre facilement. Pas un « Père complet » ayant construit son éthique personnelle ! Comment ce dernier pourrait-il accepter sans réagir que son fils dénature son corps en prétendant ne pas être celui qu’il Est ? Pris entre les positions de « papa » et de « père », un « Père complet »cherche à trouver une solution en consultant des tiers compétents (psychologues, spécialistes, parents ayant été confrontés au même problème…). Ainsi, il trouvera sans doute des avis ou des témoignages de jeunes (20% des transformés) qui regrettent leur choix. Et il pourra mettre en garde son enfant qui sera libre de décider à sa majorité. Le temps et le recul, face à l’importance d’une telle décision, sont nécessaires.

À lire :
20% des personnes transgenres regrettent le «changement de sexe» et leur nombre augmente.
« Détransitionneurs » : ces adolescents qui regrettent leur changement de sexe.
Détransition : « Un tabou chez les militants LGBT »

La considération et le respect de la Nature faisait Loi pour nos Anciens. Elle devrait rester pour toujours notre référence afin de fonctionner de manière humble, humaine et spirituelle puisqu’elle est le fondement de toutes les sociétés passées et connues à ce jour. Je rappelle ici que La Loi n’est pas une affaire personnelle. En la respectant et en considérant la Vie et la Conscience comme des cadeaux, nous élevons notre conscience pour accéder aux Mystères de la création. En effet, en acceptant les limites que nous impose notre incarnation, nous avons accès à la réalité de notre humanité. Nous sommes vulnérables, tout petits et en même temps grands et majestueux. Toutefois notre grandeur ne se révèle à nos propres yeux qu’à travers l’amour que nous portons à « Ce qui Est », en accueillant pleinement les conditions de notre existence. C’est la porte à la transcendance, et à la dimension spirituelle. Cela donne des satisfactions profondes et durables.

En conclusion, je pense qu’assurer convenablement la fonction paternelle est un challenge énorme. En effet, il est d’abord nécessaire de se sentir être un homme pour l’exercer avec pertinence. C’est un vrai travail sur soi. Le nettoyage de sa propre relation à son père mais aussi à sa mère est une évidence pour sortir des reproductions névrotiques. Mais il faut aussi investiguer ses polarités masculines et féminines. Ceci afin de les équilibrer et accéder à la perception de soi-même en tant qu’homme et « Père complet« . C’est ainsi, à mon avis, qu’on incarne au mieux à la fois le « papa » et le « père ».

Jacques LUCAS

auteur de :

édités aux éditions Le Souffle d’Or.